• Les Yézides d'Arménie

    Les Yezidis (ou yézides) sont une minorité religieuse d'ethnie kurde originaire du nord du Kurdistan irakien actuel. La communauté yézide – estimée entre 800 000 et un million de personnes – est dispersée entre le Moyen-Orient, la Russie, le Caucase et l'Europe. En Arménie, ils sont au nombre de 40 000. Ils représentent la première minorité du pays et vivent principalement de l'agriculture et de l'élevage dans les zones de hauts plateaux se trouvant autour du Mont Aragats, un volcan qui s'élève à 4090 mètres. 

    D'une certaine manière, les yézides sont une double minorité : non seulement ils sont minoritaires de part leur ethnie kurde, mais également au sein de cette dernière, dès lors qu'ils ne sont pas musulmans.

    En effet, leur religion est syncrétique, fusionnant divers éléments de zoroastrisme, de nestorianisme, de judaïsme, de l'islam mystique (le soufisme) et de paganisme chamanique. Le Yézidisme se traduit avant tout par un profond respect de la nature :  ils vénèrent les quatre éléments (la terre, le feu, l'air et l'eau), honorent les rivières et les arbres et leur Dieu est le soleil. Ils se tournent notamment vers ce dernier le matin, ou même plusieurs fois par jour, et peuvent lui adresser une prière. D'ailleurs, c'est leur pureté spirituelle dans la vie quotidienne qui importe, plus que la question de la doctrine et des écritures.

    Dans l'histoire, leur vénération de Malek Tawus (l'Ange-Paon), qui selon leur croyance est le chef des sept anges crées par Dieu pour gérer le monde des hommes, leur a valu d'être vu par les autres fois monothéistes – particulièrement les musulmans – comme des adorateurs du diable. Par ailleurs, ils n'ont traditionnellement pas de textes sacrés écrits (leurs livres sains ayant été compilés très tardivement), et leur religion s'est toujours transmise oralement. Sous l'empire ottoman, le Yézidisme n'était donc pas considéré comme une « religion du livre » en application de la loi islamique, et ils ne bénéficiaient dès lors pas des mêmes droits que les minorités chrétiennes et juives. Étant sans réelle protection, ils pouvaient être exproprié ou vendu comme esclave,  et tuer un yézide était alors considéré comme un acte menant droit au paradis.

    Ainsi, les yézides ont souvent fait l'objet de persécutions dans la région et se sont toujours sentis proches des minorités chrétiennes d'Orient, et notamment des arméniens, avec qui ils ont fui les massacres lors du génocide de 1915.

    La spécificité de ce peuple tient également dans son organisation sociale, les yézides étant endogames, et toute conversion au Yézidisme étant impossible : « on ne devient pas Yézide, mais on le naît ». Il existe également un système de castes, qui sont au nombre de trois : les Sheikhs, les Pirs et les Murids. Les membres des deux premières castes sont les guides spirituels et religieux de la communauté et sont les seuls à avoir une bonne connaissance des pratiques et des paroles sacrées. Ce titre est héréditaire et ils ne peuvent se marier avec un membre d'une autre caste. Les Murids, quant à eux, sont considérés comme la caste des mortels, du peuple, et constituent la majorité de la population yézide. 

    En réalité, notre rencontre avec les yézides a commencé à Yerevan. En effet, nous avons pu rencontrer par l'entremise de Narek (que nous remercions encore pour son aide et son excellente traduction) Aziz Tamoyan, le président de l'Union internationale des yézides et l'un des rares leaders politique de la communauté.

    Au cours de cet entretien, nous en avons appris un peu plus sur la cause de M. Tamoyan, qui plaide pour la reconnaissance d'une identité yézide propre, séparée de celle des kurdes, en considérant notamment que les yézides ont une langue bien à eux, l'ezdiki (différent du kurmanji). Nous avons également confirmer certaines de nos lectures sur la place des yézides en Arménie, en abordant notamment la question complexe des relations entre autorités arméniennes, organisations kurdes et peuple yézide.

     

    Les Yézides d'Arménie

    Aziz Tamoyan dans son bureau à Yerevan

     Aziz Tamoyan nous a dirigé vers son fief, dans les villages yézides de la région de Talin, au Sud-Ouest du Mont Aragats, et plus précisément vers Vazir Bakoyan, maire du village de Sorik. Ce dernier constituant une bonne piste – car étant moins connu et plus à l'écart que les gros villages de Chamiran et d'Alagyaz – nous avons pris un marshrutkas (le nom des minibus utilisé dans toute l'ex-URSS) pour Talin le vendredi 26 avril en fin d'après-midi.

     

    Les Yézides d'Arménie

     

     A notre arrivée à Talin, la nuit était tombée et nous pensions chercher à dormir chez l'habitant. Or, non seulement nous avions de l'avance sur notre budget mais cela faisait plus de trois semaines que nous étions hébergés. Jugeant que nous avions besoin d'avoir un peu d'intimité pour nous recentrer avant une nouvelle immersion (surtout après les deux semaines fortes en émotion passées à Tbilissi et Yerevan), nous avons pris la décision de passer la nuit dans un bel hôtel à quelques kilomètres de la ville.

    Le lendemain matin, nous sommes partis motivés, à pied, en direction de Talin pour prendre un bus. « Lachés » à un croisement, nous avons ensuite été pris en stop par un jeune arménien qui nous déposa un peu plus loin dans le village de Hatsashen. Après une marche de deux heures qui nous amena à proximité de Sorik, nous plantâmes la tente à l'abri des regards et passâmes la fin de la journée à nous prélasser tranquillement sur la belle herbe verte de ces grands plateaux (l'idée étant qu'arriver dans un village dans la matinée plutôt qu'en fin de journée est préférable).

    Dimanche 28 avril, nous avons été accueilli par le maire, Vazir Bakoyan, de la caste des murid. Nos échanges furent instructifs, Vazir nous ayant donné l'emplacement et le nom des villages yézides de la région de Talin (la carte que nous avions en notre possession étant très peu précise) et nous ayant permis d'enrichir notre vocabulaire en Ezdiki (par exemple les mots Dieu, mouton, berger, maison, village, montagne ou cimetière…).

    Lors de nos marches dans le village avec le maire, nous avons pu constater qu'il existe à Sorik un lieu de culte (ou ziaret en kurmandji). C'est une grosse pierre au sommet d'une colline, sur laquelle ils posent leurs fronts puis leurs lèvres et font à son pied des offrandes (Vazir ayant par exemple déposé quelques cigarettes avant de partir). Or, d'après nos lectures, il n'y a en principe aucun autre édifice consacré au culte que le temple de Lalish – tombeau de l'important Sheikh Adi, qui se trouve au nord Kurdistan Irakien –, même si des lieux sacrés tels qu'un arbre, une grotte ou une pierre peuvent exister. Selon Christine Allison (voir son article « Yazidism : A Heterodox Kurdish Religion »), les offrandes ne sont pas pratiqueés rites yézides originels, même si les murids, qui n'ont pas une connaissance approfondie de leur religion, peuvent s'y adonner.

    Aussi, il nous est apparu clair que la position du maire est dans la ligne droite de celle d'Aziz Tamoyan, et qu'il défend la thèse d'une ethnie et d'une langue yézide différente de celle des kurdes. Ce village fait d'ailleurs partie des rares villages dans lesquels sont enseignés la langue Ezdiki (dont le manuel en cette langue a été co-écrit par M. Tamoyan).

    Les yézides étant réputés pour leur qualité de berger et leurs troupeaux (tout comme les kurdes), nous souhaitions initialement photographier les transhumances des moutons qui commencent mi-avril. Nous avions cependant à l'esprit que celles-ci sont plus difficiles depuis la chute du communisme et la privatisation des terres, les yézides ayant été en partie exclus de ce processus, et n'étant donc pas propriétaires des pâturages sur lesquelles ils faisaient auparavant paître leur moutons.

    Finalement, sans avoir pu suivre un berger et sa vie nomade, nous avons assisté au mouvement quotidien des moutons. Deux bergers, différents chaque jour, partent le matin à huit heures avec l'ensemble des moutons du village et reviennent le soir à 19 heures après un long parcours, de pâturage en pâturage, sur les hauts plateaux. Un roulement quotidien s'effectue, ceux qui ne sont pas en charge du troupeau pour la journée s'occupant des vaches ou des agneaux nés pendant l'hiver sur  les terres proches du village.

     

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     Sorik

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    Vazir Bakoyan, Maire de Sorik

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     Le lieu culte, ou ziaret  

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     Fabrication du pain

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    Les Yézides d'Arménie

     

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    Toilette du matin

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     Cris et jets de pierre: deux des techniques de gestion du troupeau

     

    Après une journée et une nuit à Sorik, nous avons repris la route pour nous rendre à pied jusqu'au village voisin, Galto, un joli village très fleuri se trouvant dans une petite cuvette à l'abri des regards. Nous y fûmes accueillis par le maire, Meras Mahoyan, et sa femme. 

    Beaucoup de yézides de ce village vivent en France et il fut assez drôle (malgré quelques problèmes de connexion internet) de nous entretenir en français, par skype, à plusieurs reprises, avec des yézides résidant à Dieppe, Lille ou Mâcon (). D'ailleurs, alors même que nous rencontrions le Pir du village, Kuli Khan, la conversation s'est déroulée exclusivement entre nous et son neveu, avec qui nous parlions sur skype, ceci au grand dam du premier.

    Même si nous sentions que ces entretiens avaient lieu afin de connaître dans les détails les raisons de notre venue dans le village, ce fut aussi l'occasion pour les familles d'échanger avec leurs proches. Pour la famille Mahoyan, nous avons senti que même si skype peut réduire considérablement la peine que procure le fait d'être loin de ses proches, il n'en reste pas moins que la France est pour eux lointaine et inaccessible, et le retour de leurs filles en Arménie difficile, voire impossible. En effet, ils n'ont pas vus leurs trois filles depuis une dizaine d'années et n'ont jamais vus leurs petits-enfants, nés sur le territoire français...

     

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    Galto

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     Family meeting on Skype

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    Kuli Khan, le Pir de Galto

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    Meras Mahoyan, le Maire de Galto

     

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     Dans les deux villages de Sorik et Galto, l'accueil fut chaleureux; même si nous avons pu ressentir que les Yézides souhaitent rester discret, ne voulant par exemple pas évoquer les problèmes qui existent entre la minorité yézide et la majorité arménienne. De plus, c'est la première fois que, concernant la photo, nous nous sommes sentis limité dans notre liberté de mouvement et d'initiative. 

    L'ambiance particulière (mais non moins intéressante) de ces deux villages nous a poussé à aller voir s'il en était de même de l'autre côté du Mont Aragats.   

    Après être descendu pour une nuit dans la ville d'Achtarak, nous sommes partis en stop le mercredi 1er mai, en direction d'Alagyaz, au nord-est du Mont Aragats. Nous sommes arrivés dans ce village de 500 habitants dans l'après-midi, après quelques péripéties d'itinéraire.

    Alagyaz nous a fait un tout autre effet que les villages yézides du sud-ouest du volcan. Traversé en son centre par une route très fréquentée (celle reliant Tbilissi à Yerevan), il est ainsi moins enclavé et ses habitants semblent témoigner d'une plus grande ouverture à l'Autre. Il n'est d'ailleurs pas exclusivement peuplé de yézides : quatre familles arméniennes et au moins une famille kurde chrétienne y habitent. Aussi ont-ils eu moins d'appréhension dans le fait d'être photographiés et nous ont parlé sans encombre de l'existence d'un bureau du PKK dans le village (que malheureusement nous n'avons pas pu visiter, celui qui avait les clés en sa possession ne s'étant pas montré).  Nous avons pu assister à un enterrement, où le sheikh du village voisin (Jamushvan) était présent (le sheikh du village d'Alagyaz étant décédé), et ainsi entendre une prière avec en fond les lamentations des femmes.

    Aziz Tamoyan est connu de tous à Albagyaz mais ses idées entraînent beaucoup moins l'adhésion qu'à Sorik et Galto. Les habitants du village que nous avons rencontré s'identifient d'abord comme yézides, puis comme kurdes. Ils ne remettent donc pas en cause leur appartenance à l'ethnie kurde  et considèrent que le kurmanji et l'ezdiki ne sont qu'une seule et même langue (même s'il existe bien sûr certaines variantes issues du dialecte yézide).

     

    Les Yézides d'Arménie

     Arrivée à Alagyaz

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     Alagyaz

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    Meras, habitant Tbilissi, qui nous avait vu avec nos sacs dans le quartier où nous vivions

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    Honneur au defunt

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    Prière du Sheikh

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    Départ des femmes en deuil

    Cette immersion aux côtés des yézides d'Arménie nous a fait prendre la mesure d'une communauté discrète qui tient particulièrement à sa tranquillité. On comprend mieux pourquoi si peu de travaux les concernant existent et en quoi la politisation de la question de leurs origines ne crée pas complètement l'adhésion. Ils n'ont d'ailleurs pas de véritables prétentions nationalistes pour la création d'un « Yézidistan ».  Ils sont mêmes plutôt fiers de leur rôle dans l'histoire de l'Arménie, que ce soit lors des combats contre les Ottomans en 1918 ou contre l'Azerbaïdjan à l'occasion du conflit du Haut-Karabakh des années 90. 

    Ainsi, contrairement aux kurdes en Turquie, il n'y a pas de profonde hostilité de la part de la majorité dès lors qu'ils n'ont pas d'influence sur la politique nationale et aucune revendications sécessionnistes. En résumé, ils ne compromettent pas le pouvoir de la majorité.

    Reste que les autorités arméniennes entretiennent une politique plutôt ambigue concernant les relations entre les kurdes et les yézides, favorisant l'implantation de bureau du PKK dans les villages yézides (le parti des travailleurs du Kurdistan étant un ennemi des Turcs), tout en appuyant les thèses prônant l'existence d'une ethnie et d'une langue yézide séparée de celle des kurdes. En conséquence, les leaders politiques yézides se concentrent sur des questions identitaires, alors que les véritables besoins de ce peuple sont socio-économiques.

    Quoiqu'il en soit, l'Arménie reste une société corrompue et profondément inégalitaire dans laquelle quelques familles Arméniennes contrôle la vie politique et économique du pays. L'ensemble des arméniens en font les frais, et tout particulièrement les yézides dans leur accès à l'eau, à la terre et à l'emploi.

    Ceci conduit donc à des migrations le plus souvent économiques (mais aussi parfois politiques du fait de persécutions à caractère ethnique) vers le territoire européen et à l'expulsion de certains d'entre eux.

    En attendant, une diaspora commence à se créer en Europe et des organisations politiques voient le jour. Espérons que la migration de ce peuple permettra aussi la survie de sa culture.  

     


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