• Les gorani sont un peuple slave musulman minoritaire habitant les montagnes du Shar, entre le Kosovo, l’Albanie et la Macédoine. Leur statut de minorité s’est accentué après l’éclatement de la Yougoslavie dans les années 90 et la déclaration d’indépendance du Kosovo en 2008. 

    Alors qu’au temps de la Yougoslavie les gorani du Kosovo se fondaient au sein de la majorité slave, ils se retrouvent maintenant dans un Etat où la population est composée à 90% d’albanais et est donc ethniquement différente. En effet, alors que les peuples slaves (serbes, bosniaques, croates,  macédoniens, bulgares, gorani…) sont des descendants des tribus du nord de l’Europe ayant envahi l’Empire Romain au VIe et VIIe siècles, les albanais seraient des descendants des Illyriens, peuple vivant dans les Balkans depuis l’antiquité.

    Cette appartenance ethnique et linguistique des gorani du Kosovo aux peuples slaves explique donc leur affiliation de cœur avec la Serbie et non avec la majorité albanaise du Kosovo.

    Par la force des choses, nous avons visité la Gora en hiver et nous avions donc conscience que ses habitants seraient moins actifs qu’en été. Cependant,  la plupart des récits que nous avons pu lire (voir les références ici et ) ont été écrits après un passage estival dans ces montagnes et nous étions finalement très curieux de voir comment ce peuple vivait durant la période hivernale…

    Nous sommes partis de Prizren au Kosovo, pour atteindre Brod, important village goran de l’est du Shar. Depuis Brod, nous voulions ensuite rejoindre le plus gros village goran, Restelica, par la montagne. Enfin, de Restelica, nous devions, en allant jusqu’à Globocica, passer dans le Shar Albanais et visiter certains de ses villages gorans tels que Borje, Sishtevec ou Teja.

    Nous sommes arrivés sans encombre à Brod jeudi 21 février 2013 en fin d’après-midi, après deux bonnes heures de marche jusqu’à Zhur (ville se trouvant entre Prizren et Dragash), et après avoir pris un taxi collectif entre Zhur et Brod.

    L'hiver chez les gorani du Kosovo

    Sur la route entre Prizren et Zhur

     A notre arrivée, le taxi nous lâcha au centre du village sous un temps maussade et neigeux. Un « qu’est-ce qu’on fait ici ? » nous traversa alors notre esprit à tous les deux… Mais nos doutes se dissipèrent très vite après notre premier échange une demi-heure plus tard avec Erden, un Gorani parlant italien.

    Après une courte discussion sur les raisons de notre venue dans le village et sur notre recherche d’un toit pour dormir, il nous proposa de nous accueillir dans son ancienne maison, son « antiquité », qui appartient à ses parents et qui fut un restaurant où étaient servis des çevapi (plat bosniaque à base de viande). Il devint alors notre hôte, mais aussi notre protecteur et ami pour les trois jours qui suivirent, le temps passé à ses côtés nous ayant permis de nous faire plonger dans la vie hivernale de la Gora (la pratique de l'italien en Italie nous ayant bien aidé!).

    Ainsi, les cinq mois de froid et de neige d’octobre à mai sont particulièrement longs pour la population, l’activité économique, pas forcément vigoureuse en été, étant alors très réduite. Erden par exemple – cueilleur de myrtilles en été – s’occupe de ses bêtes en hiver (deux chevaux et deux vaches), les nourrissant et leur ouvrant la porte de l’étable le matin et les faisant rentrer le soir – les bêtes étant en liberté dans le village pendant cette période d’inactivité.

    Dès lors, à l’exception des quelques fermiers qui ont un cheptel suffisant pour pouvoir travailler tout l’hiver – traite des vaches, sortie des moutons dans les faces non enneigées, etc. – et des tenanciers de cafés et de superettes, la plupart de la population masculine passe son temps à boire des cafés, à fumer et à jouer au rami. Les femmes quant à elles (que nous n’avons croisé que brièvement dans les rues), s’occupent des tâches ménagères et des enfants, et sont totalement absentes des endroits de sociabilité que sont les cafés.

    La période hivernale est donc, encore plus qu’à l’accoutumé, propice pour rêver d’Italie, d’Allemagne, de Suisse, d’Autriche ou de France et dans les cafés, les discussions tournent souvent autour des précieux « documenti » ou « visas », si difficile à acquérir avec le seul passeport du Kosovo (les kosovars étant les derniers citoyens des Balkans à ne pas bénéficier de la liberté de circulation dans l’espace Schengen). En effet, beaucoup travaillent en Europe de l’Ouest, certains sont revenus, d’autres pensent partir. Notre ami, expulsé à destination du Kosovo en 2006 après avoir travaillé trois ans en Italie n’a pas retenté sa chance et il vit désormais dans la Gora avec sa femme et ses enfants.

    Malgré tout, nous avons pu constater la vivacité de la culture gorani au travers de l’artisanat, deux jeunes nous ayant invité à les observer travailler avec leur père dans leur atelier de fabrication de costumes traditionnels (la fabrique Mustafa-Maznicar).  

    Après trois jours passés à Brod, nous avions l’impression de faire partie de la vie locale et nous aurions pu sans problème y passer une semaine de plus, à se balader sur les coteaux entourant le village en prenant des photos durant la journée et à discuter dans les cafés le soir. Ils nous répétaient sans cesse que nous pouvions rester aussi longtemps que nous le souhaitions.

     

    L'hiver chez les gorani du Kosovo

    Erden repoussant des Shar Planinatz, chiens utilisés pour protéger les moutons des loups

     

    L'hiver chez les gorani du Kosovo

    Vallée proche du village de Brod

     

    L'hiver chez les gorani du Kosovo

    Jeune berger ramenant le troupeau à la ferme

     

     

    L'hiver chez les gorani du Kosovo

    Brod

     

    Nous voulions cependant avancer dans notre exploration de la Gora et le dimanche 24 au matin nous étions prêts pour rejoindre Restelica par la montagne. Si la neige fine et les nuages accrochés aux sommets nous laissaient penser que nous devrions sûrement affronter le mauvais temps, la simplicité de l’itinéraire et le fait qu’Erden nous répétait sans cesse « tempo bono, tempo bono » (probablement pour se rassurer lui-même), nous poussèrent à nous engager sur la route enneigée devant nous mener à Restelica.

    En tous les cas, nous avons été servis en mauvais temps ! Après deux heures de marche, le vent soufflait en rafale et la neige tombait horizontalement. Si ce cocktail avait été agrémenté de brouillard, nous aurions probablement fait demi-tour… Mais la visibilité étant acceptable, nous avons poussé jusqu’à Restelica, et après cinq heures de marche, nous arrivâmes, agars et trempés jusqu’à l’os, dans un café bondé du centre du village.  

    Cette fois-ci, un habitant (Neat, ou « Badko ») nous accosta en français, et la question du logement fut vite réglée, celui-ci nous présentant l’un des anciens les plus importants du village, qui nous proposa, contre quelques euros, une chambre confortable dans sa maison (mais sans chauffage).

    Le mauvais temps persistant le jour suivant, nous nous sommes reposés et avons appris, entre deux cafés, à mieux connaitre Neat, qui a travaillé dix ans en région parisienne. Mais son titre de séjour n’ayant pas été renouvelé en 2011, il n'a pas pu rester en France.

    Le lendemain, mardi 26 février, alors que le soleil brillait, nous avons eu la chance de tomber sur Mumin, un paysan ayant une ferme magnifique sur les pentes sud faisant face au village. Ce dernier travaille toute l'année en famille dans son exploitation (non mécanisée). Sa bonne connaissance de son pays et sa fierté d’exercer son métier de paysan nous ont montré une facette plus positive de la Gora.

     

    L'hiver chez les gorani du Kosovo

    Neat, dit "Batko", notre ami francophone de Restelica

     

    L'hiver chez les gorani du Kosovo

    Le "chef", qui nous a logé à Restelica

     

    L'hiver chez les gorani du Kosovo

    Montée du foin à la ferme de Moumin

     

    L'hiver chez les gorani du Kosovo

    Vue sur Restelica et jeune Shar planinatz sur un tas de purain

     

    Malgré le manque de contact avec les femmes, nous avions alors l’impression d’avoir une idée assez précise de la vie dans la Gora du Kosovo en hiver, et c’est donc avec l’envie de passer dans la partie albanaise de ces montagnes que nous avons repris la route le mercredi 27.

    Cependant, le passage dans la Gora Albanaise par les montagnes est uniquement réservé aux détenteurs de passeports Kosovars ou Albanais, les étrangers devant normalement passer par la route qui part de Prizren (cela valant également pour le passage dans la Gora Macédonienne). Toutefois, selon les récits que nous avions pu lire sur la région, les frontières sont très peu surveillées, et lorsqu’un poste frontière existe, il est souvent inoccupé. D’ailleurs, le passage par une route de montagne depuis le village Globociça avait l’avantage de nous faire éviter le poste frontière qui existe sur la route carossable qui rejoint l’Albanie.

    Nous marchâmes deux heures jusqu’à Globociça, et après une pause déjeuner, les habitants nous confirmèrent la proximité de la frontière, en nous expliquant que le village Albanais de Borje était à peine à deux heures à pied.

    Nous avancions donc sans grande inquiétude, lorsque que nous vîmes, au croisement du chemin de montagne partant vers l’Albanie, un 4x4 de la police kosovare. Les policiers nous ont demandé nos passeports et après avoir constaté que nous étions français, ils nous refusèrent le passage, nous expliquant que notre arrivée en Albanie devait s’effectuer par la route classique et que cet accès était réservé aux locaux.

    Alors que nous avions l’impression de progresser toujours plus dans notre compréhension de la vie dans la Gora et de ses habitants, ce refus fut dur à avaler, même s’il nous rappelait tout simplement la réalité des frontières. C’est  sans grande envie que nous décidâmes de retourner à Prizren afin de prendre une décision pour la suite, et c’est avec une sensation d’inachevé que nous retrouvâmes la ville, les voitures, la population urbanisée…

     

    L'hiver chez les gorani du Kosovo

    Sur la route, châtaigne sous la neige (pour Véronique Donner)

     

    L'hiver chez les gorani du Kosovo

    Sensation de bout du monde juste avant la frontière entre le Kosovo et l'Albanie

     

    L'hiver chez les gorani du Kosovo

    Retour forcé au Kosovo, en attendant le bus pour Prizren

     

    Q uoi qu’il en soit, nos six jours passés dans les montagnes du Shar nous ont permis de bien appréhender la vie en hiver des goranis, et de comprendre leur position complexe dans le casse-tête ethnique des Balkans, dans la mesure où les difficiles imbrications des pièces de ce puzzle ne s’arrêtent pas à l’indépendance du Kosovo où, comme dans les Etats voisins, le scénario majorité/minorité se reproduit.

    Ainsi, au-delà de l’enclavement naturel engendré par le fait de vivre en montagne, les gorani peuvent se sentir coincer dans leurs vallées, délaissés et comme encerclés par les albanais qui leur seraient hostiles du fait de leur proximité naturelle avec les Serbes. Mais bien qu’étant slaves, ces montagnards sont avant tout gorani et le revendiquent fièrement. D’ailleurs, ils sont profondément attachés à leurs terres et à leur nature (malgré le fait que les torrents des fonds de vallée servent de décharges naturelles) et tous les villages que nous avons traversé sont peuplés et vivants.

    Une pièce manque toutefois à notre puzzle, en ce que nous n’avons pas pu passer dans la Gora Albanaise. En effet, même si les gorani du Kosovo et d’Albanie vivent dans des Etats différents depuis la chute de l’empire ottoman, et qu’il semble que peu de contacts existent entre eux - bien que nous ayons entendu parlé de quelques mariages mixtes, la plupart des gens avec qui nous avons discuté ne s’y sont jamais rendu et les seules allusions concernant l’Albanie faisaient référence au vol de leur bétail par les albanais- il aurait été particulièrement intéressant de voir la manière dont les gorani d’Albanie appréhendent leur situation minoritaire.

     

    Notre trajet dans la Gora

    8. L'hiver chez les gorani du Kosovo

     

     

     

     


    votre commentaire